Mieux connaître les ressources alimentaires bio pour les monogastriques reste un enjeu de taille. David Renaudeau, directeur de recherche à l’Inrae, UMR Pégase (1), présente de nouvelles études sur les fourrages, à destination des porcs bio.
« L'alimentation est un facteur clé de la rentabilité des exploitations porcines, rappelle David Renaudeau. En bio, elle représente actuellement près de 65 à 70 % du coût de production. » Le chercheur y voit trois principaux enjeux : l’approvisionnement et la disponibilité des matières premières, en particulier riches en protéines, dont la liste en bio est relativement limitée et le besoin énorme de connaissances à produire sur la valeur nutritionnelle des ressources alimentaires bio. Grâce au casdar Sécalibio (2016-2019), une première étape importante est franchie avec la mise à disposition de tables alimentaires bio, dites « tables Sécalibio », comportant une quarantaine de ressources. Aujourd’hui les travaux du casdar Valorage (2021-2024) complètent cette base de connaissances avec des valeurs nutritionnelles obtenues sur les fourrages. En bio, incorporer des fourrages dans l’alimentation porcine est une obligation réglementaire du cahier des charges. Les travaux de David Renaudeau présentés pour la première fois lors de la journée porc bio Ifip/Itab de fin novembre 2023, ont été finalisés en 2024, complétés par une autre étude de l’Inrae en cours d’achèvement. Le but : évaluer la consommation des fourrages par les porcs bio.
Des tables alimentaires bio essentielles
David Renaudeau le démontre en préambule : « Nous avons évalué un certain nombre de caractères chimiques reliés à la valeur nutritionnelle des matières premières ». Il illustre son propos par la valeur protéique, à travers la digestibilité iléale (2) standardisée de la lysine, premier acide aminé limitant pour la croissance des porcs. Des valeurs obtenues sur les matières premières bio ont été comparées avec leurs homologues conventionnelles issues de la banque de données de l’alimentation animale, gérées par l’AFZ – Association française de zootechnie –, partenaire dans ces études. « Les tourteaux de soja bio ont des teneurs en lysine et en MAT plus faibles et un ratio lysine sur MAT également inférieur, en moyenne 5,9 en bio contre 6,2 pour un tourteau de soja conventionnel. Cela doit absolument être pris en compte dans la formulation des aliments bio », prévient le chercheur. Ce ratio permet d’estimer la teneur en acides aminés lorsqu’on peut mesurer la teneur en protéine dans un tourteau de soja. D’autres matières premières bio étudiées, pois fourragers et tourteaux de colza, corroborent ce constat. Seuls les tourteaux de tournesol bio s’avèrent assez proches des conventionnels (-2,5 % de digestibilité en bio). « Utiliser des tables conventionnelles pour estimer la teneur en acides aminés digestibles des matières premières bio n’est pas toujours une bonne chose », conclut le chercheur, rappelant tout l’intérêt de se référer aux tables alimentaires bio, accessibles en ligne (lien en fin d’article).
Différents types de ressources fourragères évalués
Nouvelle étape, ces tables vont être complétées par des valeurs nutritionnelles sur les fourrages. « Il existait très peu de données dans la littérature sur les fourrages, autour des valeurs énergétiques et protéiques, expose David Renaudeau. Nous défrichons ce domaine en produisant des connaissances tout à fait originales. » Luzerne, trèfles violets, chicorée et ray-grass sont étudiés à la loupe, notamment des fourrages frais. L’implantation de parcelles spécifiques sur le site Inrae du Rheu, près de Rennes, servent à des récoltes quotidiennes. Des fourrages conservés en fermes, foin, ensilage et enrubannage, des fourrages déshydratés et des concentrés protéiques sont également étudiés. De nombreuses sources de variation sont considérées telles que l’impact botanique des plantes, des modalités de traitement et de conservation. « Leur utilisation est limitée car, par rapport aux matières premières précédemment citées, elles contiennent beaucoup plus de fibres et aussi dans certains cas des facteurs antinutritionnels complètement rédhibitoires chez le porc. » Les fourrages, malgré des questions sur leur potentiel comme source complémentaire de nutriments en porc, ont une multitude d’intérêts, assure le chercheur, « des impacts positifs sur le bien-être animal et, dans une approche plus systémique, des externalités positives sur l’environnement ».
L’azote non protéique à considérer
« Sans surprise, les concentrés protéiques contiennent le plus de protéines brutes », concède David Renaudeau. Selon les ressources fourragères, ces teneurs varient entre 10 et un peu moins de 30 %. Cependant leur évaluation doit considérer une part d’azote non protéique pas ou faiblement utilisable par les porcs, alors que « chez les ruminants, cette forme d’azote peut être convertie en protéines microbiennes par les microbes du rumen ». Cette part non protéique peut représenter de 20 à 70 % selon la ressource. Elle peut être assez importante sur des formes de conservation faisant intervenir la fermentation, l’enrubannage ou l’ensilage. « Une luzerne ensilage dont la fermentation serait mal maîtrisée peut induire la production d’azote non directement liée à des chaînes protéiques », précise David Renaudeau. Comparé à la luzerne, l’ensilage de trèfles en a une teneur modérée, moins de 30 %, car le trèfle contient naturellement de la polyphénol-oxydase, une enzyme le protégeant de tout phénomène de protéolyse, la dégradation des protéines. « La protéine du trèfle reste intacte dans ce type de produit », souligne l’expert.
La teneur en paroi végétale
Concernant la quantité en cellulose brute des fourrages et leurs produits, les concentrés protéiques sont bien placés. « Cette teneur est très variable, de quasi zéro pour les concentrés protéiques puisqu’on enlève toute la partie fibreuse de la ressource, à plus de 35 % pour le foin. » Pour ce dernier, l’opération de fanage peut concentrer la ressource en tiges en perdant une partie des feuilles. Ces tiges assez lignifiées ont un impact négatif sur la capacité des porcs à utiliser les aliments, notamment la fraction énergétique, responsable entre autres de modification du transit. Les fibres empêchent et diminuent la biodisponibilité des ressources. Un graphique reliant des régimes alimentaires expérimentaux incluant des fourrages à leur teneur en cellulose brute l’illustre. « À chaque fois qu’on augmente d’un point la teneur en cellulose brute de ces régimes, la digestibilité de l’énergie diminue d’un point et demi », indique David Renaudeau.
Trèfle violet vs luzerne déshydratées
Ces deux fourrages sous forme déshydratée sont comparés, en collaboration avec la coopérative Deshyouest. La température de sortie des systèmes de déshydratation est d’environ 130 °C. « La valeur énergétique du trèfle violet est plus élevée. La luzerne contient plus de fibres, ayant un impact négatif sur la digestibilité », précise le chercheur. Sur l’aspect protéique, la luzerne est en revanche plus digestible que le trèfle violet dont la teneur en flavonoïdes est dix fois supérieure. « On peut supposer aussi que les conditions de déshydratation engendrent des phénomènes de brunissement plus importants sur le trèfle violet, poursuit-il. L’impact des sucres libres, beaucoup plus présents dans le trèfle violet, entraîne une baisse potentielle de la biodisponibilité des acides aminés, notamment de la lysine. » Des essais avec une température de déshydratation réduite à 50 °C montrent très peu d’intérêt sur la valeur nutritionnelle de la luzerne et pour le trèfle violet, l’effet inverse est obtenu, en diminuant à la fois la digestibilité de l’énergie et des acides aminés. « Dans ce cas, sans doute que cette température ne suffit plus pour détruire un certain nombre de facteurs antinutritionnels », conclut le chercheur, s’interrogeant s’il s’agit des flavonoïdes ou d’autres molécules, point à déterminer.
La luzerne évaluée sous toutes les coutures
« La luzerne se prête bien à diverses formes de distribution, nous avons accès à différents produits », précise David Renaudeau. Les teneurs en énergie digestibles sont bonnes pour l’ensilage et le concentré protéique. Ensuite les valeurs se dégradent, pour le foin, elles sont faibles, voire très faibles. Sur la fraction protéique, le concentré protéique a une teneur importante en lysine digestible. « Normal, il est fait pour ça. » Pour d’autres produits, déshydratés, foins et enrubannés, les teneurs sont vraiment très faibles. La teneur en lysine digestible est quasi nulle pour l’ensilage de luzerne, compte tenu des phénomènes de protéolyse. Estimant la poursuite de travaux sur l’impact des modalités de traitement et de conservation des fourrages nécessaire, le chercheur cible notamment l’ensilage de luzerne. « La luzerne est une ressource riche en protéine. Il est intéressant de travailler sur les conditions de production d’ensilage pour essayer de réduire le plus possible ces phénomènes de protéolyse. C’est un exemple, on pourrait en trouver d’autres. »
Besoin d’une évaluation multicritères
Les matières premières testées sont classées par ordre croissant. Pour leurs valeurs énergétiques, les ensilages et concentrés protéiques exprimés en MS – matière sèche – se classent plutôt bien avec des valeurs proches du maïs, le plus haut placé en référence. À l’opposé, le foin a une valeur énergétique assez faible voire nulle. Pour la valeur protéique, le tourteau de soja sert de point de repère. « Les concentrés protéiques ont une valeur supérieure au tourteau de soja, donc c’est vraiment une ressource très intéressante. Mais pour les autres matières, les valeurs en lysine digestible sont faibles, souligne David Renaudeau. Je casse un peu le mythe disant que les fourrages peuvent être une ressource de protéine intéressante pour les monogastriques. En se basant sur l’unique critère de lysine digestible par exemple, ils n’entreraient jamais dans un plan d’alimentation classique pour les porcs. Ils doivent donc être évalués de manières multicritères. » Enfin, parmi les travaux à poursuivre, le chercheur estime nécessaire d’acquérir de nouvelles données sur le tourteau de soja, sujet à des variabilités importantes, pour être conforté comme référence, de même que sur la féverole.
Prédire l’ingestion de fourrages chez le porc
Valorage apporte un certain nombre de valeurs nutritionnelles pour une petite trentaine de ressources fourragères, mesurées et obtenues avec des équations de prédiction. Mais pour évaluer l’apport en nutriments aux animaux, il est indispensable de pouvoir quantifier les volumes de fourrages réellement ingérés. « Un monogastrique n’est pas un ruminant, il consomme beaucoup moins d’herbe et nous devons être en mesure de l’évaluer », détaille David Renaudeau. Un travail est en cours sur cet aspect à l’Inrae, par l’UMR Pégase et l’UE3P, dont les résultats seront disponibles prochainement. Porté par ces acteurs Cirab (3), le projet est financé par la région Bretagne et le département d’Ille-et-Vilaine.
De nouveaux projets en perspective
« L’herbe ne peut apporter la totalité des protéines d’une ration. En revanche, elle est un appoint sur d’autres aspects, y compris la protéine. Tout dépend du type de ressource », rappelle le chercheur. Certes l’utilisation des fourrages en élevage, pâturage ou distribution, n’est pas forcément aisée, impliquant des adaptations et de nouvelles pratiques. « C’est un premier pas. Nous avons senti les éleveurs en attente d’informations et de ce fait, c’est un succès, estime David Renaudeau. Ils peuvent faire leur propre hiérarchie et avoir une idée du rationnement de leurs animaux en fonction des fourrages disponibles et d’achats possibles. Nous fournissons des connaissances qui manquaient depuis très longtemps, sur lesquelles on peut envisager de nouveaux projets pour faire avancer les filières. Et je suis persuadé que l’image de ce type de production, si elle est bien vendue, peut être intéressante. »
Facteurs antinutritionnels : les FAN passés au radar
Jusque-là peu décrit, un ensemble de FAN ont été évalués, les tanins en particulier, mais aussi les sapogénines. Ces dernières sont des molécules spécifiques de la luzerne. « Mais est-ce vraiment des FAN », s’interroge David Renaudeau. « On sait qu’il peut y avoir des problèmes d’appétence avec des goûts amers dans le cas de régimes riches en luzerne. Mais dans nos travaux, nous avons utilisé entre autres des luzernes déshydratées avec des teneurs en sapogénines au-delà de 20 à 25 % sans avoir de problème d’ingestibilité et de digestibilité. » Autre genre de FAN, les flavonoïdes, pouvant entraîner une inhibition des enzymes digestives, réduisant l’absorption des protéines. « On constate que la teneur en flavonoïdes est assez importante pour tous les produits issus du trèfle violet », précise le chercheur.
Concentrés protéiques : des procédés moins énergivores
Dans le cadre de l’étude Valorage, la fabrication de concentrés protéiques de trèfles a utilisé un processus spécifique de centrifugation, se passant d’une phase de déshydratation. « Nous avons bénéficié d’avancées majeures de nos collègues des pays du nord de l’Europe, en matière de bio-raffinage des fourrages, des systèmes viables d’un point de vue écologique et qui deviennent rentables, pour extraire les protéines sur tout type de ressources fourragères », précise David Renaudeau. À noter que le concentré protéique de luzerne bio est très peu disponible aujourd’hui en France. La filière déshydratée française représente 800 000 t/an dont environ 6 000 t de concentré protéique de luzerne (CPL) qui compte 15 % de CPL bio en 2024, volume en légère décroissance. « Ces concentrés sont amenés à être redéveloppés à l’avenir, précise Honoré Labanca, responsable R&D-Agro à LCA Luzerne de France. En bio, ils sont une alternative prometteuse aux autres sources de protéines, avec 52 % de MAT, mais trop chers pour le moment. »
Les fourrages sont adaptés aux animaux mâtures !
Alors que les jeunes animaux ont une ingestion limitée, l’intérêt des fourrages vaut pour des animaux relativement matures, porcs à l’engraissement et truies gestantes. « C’est le cœur de cible, rappelle David Renaudeau. Ils sont capables d’accepter des ressources assez riches en fibres. Pour la truie gestante, c’est l’idéal pour diminuer les problèmes de satiété, de mal-être de l’animal, rationné pendant sa gestation. Lui donner ce type de ressource est vraiment intéressant. En outre, les fourrages réduisent un certain nombre de comportements agonistiques, lutte, compétition, entre animaux. »
Frédéric Ripoche
(1) UMR Pegase de l’Inrae et l’Institut Agro Rennes-Angers : Unité mixte de recherche Physiologie, Environnement et Génétique pour l’Animal et les Systèmes d’Élevage.
(2) Iléale : en rapport à l’iléon, dernière partie de l’intestin grêle.
(3) La Cirab – Commission interprofessionnelle de recherche en agriculture biologique – coordonne les travaux de recherche et d’expérimentation dans le cadre d’Inter Bio Bretagne.
A lire : Biofil 151 (journée Porc Bio Ifip/Itab), Biofil 152 (Apports de fourrages grossiers en porc : des résultats bénéfiques à tous niveaux !).
Tables alimentaires bio intégrant les fourrages : webinaire Valorage Porc (par Gilles Tran de l’AFZ) : youtube.com/watch?v=R_9Jw9f5PKQ
Des travaux similaires ont été faits sur la volaille